Le dénouement de l’action collective contre AMAZON au titre du préjudice de solidarité et de l’évasion fiscale

Le dénouement de l’action collective contre AMAZON au titre du préjudice de solidarité et de l’évasion fiscale

action collective AMAZON

Alors que les deux structures qui avaient initié le travail de plaidoyer sont en retrait[1], Maître Elisabeth GELOT, associée de SKOV, qui a mené la bataille judiciaire, revient dans cet article sur la décision du Tribunal judiciaire et les perspectives que fait naître cette action qui a réuni plus de 1 000 contribuables français.

Retour aux origines : les citoyens décident d’agir ensemble contre l’injustice fiscale

En 2019, après une campagne de boycott infructueuse (car restée sans réponse) initiée par l’association I-Boycott, des citoyens se regroupent sur la plateforme V pour Verdict afin d’agir judiciairement contre la politique d’optimisation et d’évasion fiscale d’Amazon en France, révélée par une décision de la Commission européenne.

La nécessité d’une action collective par les contribuables apparaît dans le contexte suivant :

  • Les groupes comme Amazon pratiquent habituellement l’optimisation et l’évasion fiscales, grâce à des montages complexes et impliquant des sociétés éclatées à l’international, très difficiles à établir ;
  • En France, seul l’Etat peut agir, en cas de fraude fiscale, en redressant les entreprises et en déclenchant des poursuites pénales. Or son action est rare, inefficace, et opaque ;
  • Les contribuables subissent ces pratiques sans avoir ni droit de regard (secret fiscal oblige) ni moyen d’action sur celles-ci.

L’objectif de cette action collective était d’ouvrir une voie de droit pour permettre aux citoyens d’agir.

Pour cela, une double innovation juridique était nécessaire :

  • Faire reconnaître que l’incivisme fiscal constitue une faute au sens de la responsabilité civile, puisqu’il s’agit d’un abus du droit de choisir la voie la moins imposée ;
  • Faire reconnaître un préjudice moral nouveau, dit « préjudice de solidarité », subi directement et personnellement par les contribuables.

Nous nous sommes donc tournés vers un juge jamais saisi de ces questions et compétent en matière de responsabilité civile : le juge judiciaire.

Une assignation pour démontrer la faute commise par Amazon et le préjudice de solidarité causé aux contribuables français

Nous avons assigné Amazon (la société mère mais également les sociétés européennes impliquées dans le montage), en démontrant :

  • La faute commise par Amazon entre 2006 et 2014 ;
  • Le préjudice de solidarité subi par les contribuables membres de l’action ;
  • Le lien de causalité entre cette faute et ce préjudice.

Nous proposons de retrouver cette argumentation en libre accès :

 couverture assignation AMAZON

Pour la consulter en version anonymisée – CLIQUEZ ICI

Après quelques échanges d’écritures et audiences, le juge a tranché le 12 mai dernier.

La décision du Tribunal judiciaire de Nanterre – CLIQUEZ ICI

En résumé : le juge considère qu’il n’est pas compétent pour condamner Amazon pour les faits d’évasion fiscale commis entre 2006 et 2014, et qu’en toute hypothèse, seul l’Etat peut agir, et non les contribuables.

Si on peut regretter cette issue, la décision reste toutefois très intéressante et surtout n’ignore pas la question de l’injustice fiscale.

Le raisonnement du juge est le suivant :

1° S’agissant de l’évasion fiscale

D’après le juge, les faits commis par Amazon tels que nous les avons établis relèvent :

  • soit de l’ « abus de droit fiscal par fraude » :
  • Or, d’après les textes en vigueur, c’est à l’administration fiscale de qualifier l’abus de droit fiscal par fraude, et non au juge judiciaire ;
  • En l’état du droit, seul un recours pour le contribuable qui subirait cette décision (en l’occurrence Amazon) est ouvert auprès du Tribunal administratif pour contester cette qualification ;
  • Si une décision de l’administration fiscale ou du Tribunal administratif reconnaissait qu’Amazon avait commis un abus de droit fiscal par fraude, le juge judiciaire pourrait considérer que cet abus de droit constitue une faute engageant la responsabilité d’Amazon ;
  • Mais en l’occurrence, une telle décision de l’administration fiscale ou d’un Tribunal administratif n’existe pas et ne peut être provoquée (ni par des contribuables, ni par le juge judiciaire), et en toute hypothèse, s’agissant du montage d’Amazon de 2006 à 2014, il a d’ores et déjà donné lieu à une transaction entre Amazon et le FISC en 2018 (dont la teneur est protégée par le secret fiscal), qui éteint toute possibilité d’action s’agissant de ces faits.
  • soit de la violation de considérations morales ou politiques que le juge n’est pas compétent pour sanctionner dès lors qu’elles ne sont pas traduites dans une norme obligatoire.

Le juge judiciaire n’est donc, en l’état du droit et au vu de la transaction déjà passée, pas compétent pour retenir et sanctionner la faute commise par Amazon.

S’agissant du préjudice de solidarité

Le juge considère que si préjudice de solidarité il y a, il est commun à tout contribuable français, à la collectivité des citoyens assujettis au paiement de l’impôt, et que ce préjudice moral appartient « en réalité et d’abord » à l’Etat qui perçoit l’impôt et en assure la redistribution.

Autrement dit d’après le juge n’y a donc pas de préjudice personnel et direct pour les contribuables membres de l’action. Il y a un préjudice collectif causé à l’ensemble des contribuables. Or cette collectivité ne peut être représentée que par l’Etat.

Là encore, en pratique, seule l’administration fiscale, en redressant Amazon et en sollicitant la réparation du préjudice moral lié à l’évasion fiscale, pourrait réparer ce préjudice collectif.

La justice fiscale : une interrogation d’importance pour le juge

Bien qu’il ne puisse donner raison aux demandeurs, le juge relève néanmoins :

  • que les prétentions formulées dans le cadre de cette action expriment une interrogation d’importance indépendamment de la possibilité de sa traduction juridique en l’état du droit français ;
  • la témérité de la démarche malgré les obstacles insurmontables du point de vue procédural, notamment sur le terrain de l’intérêt et de la qualité à agir qui se dressent devant nous (puisque seul l’Etat peut agir et non les contribuables).

Le juge a également rejeté en équité la demande d’Amazon de condamnation des contribuables à payer ses frais de procès (art. 700 CPC), au vu de la nature du litige et « de la disparité évidente dans les situations économiques respectives des parties ».

Une décision motivée mais critiquable

Cette décision est critiquable sous certains aspects :

  • elle conduit à priver d’accès au juge les contribuables qui souhaitent demander la réparation au titre du préjudice de solidarité ;
  • du point de vue strictement procédural, elle tranche des questions qui pourraient relever du fond de l’affaire et non du juge de la mise en état.

Elle doit néanmoins être saluée pour sa motivation rigoureuse, la prise en compte des pièces produites et l’analyse précise de notre argumentation, alors même qu’on sait la situation d’engorgement des juridictions et la difficulté pour le service public de la justice d’instruire ce type de de litige innovant et incluant un grand nombre de demandeurs !

Les suites et perspectives

Les membres de l’action ont décidé de ne pas faire appel de cette décision.

Par ailleurs dans celle-ci, le juge a conclu qu’il ne pouvait renvoyer les justiciables devant une autre juridiction en l’état (Tribunal administratif, correctionnel, etc.), puisqu’elle serait également incompétente.

La bataille judiciaire prend donc fin.

S’agissant de la lutte contre l’évasion fiscale, les leçons de cette décision sont les suivantes :

  • seule l’administration fiscale peut agir pour sanctionner l’abus de droit fiscal ;
  • seul l’Etat français, représentant la collectivité des contribuables, peut demander la réparation du préjudice moral que nous subissons au titre de l’évasion fiscale ;
  • nous contribuables, nous n’avons pas de voie de droit pour agir directement et personnellement.

Pour inciter l’administration fiscale à réclamer et recouvrer un préjudice moral de solidarité auprès des sociétés redressées pour évasion fiscale (abus de droit fiscal par fraude), au nom des contribuables français, une solution serait de légiférer.

En effet, la réparation du préjudice de solidarité pourrait être reconnue et encadrée légalement, au même titre que le préjudice écologique[2]. A l’instar du Barème Macron pour les indemnités de licenciement, il pourrait également faire l’objet d’un barème, etc.  

Epilogue

Malgré la déception, on gardera à l’esprit que l’action a eu des effets positifs (pour rappel, Amazon avait spontanément publié le montant des impôts payés en France, quelques jours après le lancement de l’action collective) et continuera d’en avoir, puisque le préjudice de solidarité existe désormais.

Il a permis de mettre des mots sur une injustice et sur une souffrance qui gangrène notre société.

Il reste pour l’Etat (DGFP, Parlementaires, etc.) à s’en saisir et à en obtenir la réparation pour notre compte.


[1] La société V pour Verdict a été liquidée, mais bonne nouvelle : un cabinet d’avocats reprend l’activité pour mener de nouvelles actions collectives en justice !

De son côté l’association I-Boycott a également annoncé la mise en sommeil de son activité pour une durée indéterminée. 

[2] Voir à ce titre le Chapitre « La réparation du préjudice écologique », Articles 1246 à 1252 du code civil.

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