Lenteur de la justice, quels recours ? Le point en matière administrative

Lenteur de la justice, quels recours ? Le point en matière administrative

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Vous avez introduit une requête devant le Tribunal administratif ou la Cour administrative d’appel et avez dû attendre plusieurs années pour qu’une date d’audience soit fixée ou pour que la décision soit rendue ? Découvrez quels sont vos recours et les indemnités que vous pouvez obtenir.

Etat des lieux : « Justice delayed, is justice denied[1] »

En France, la justice est lente et les tribunaux engorgés. Et c’est le Conseil de l’Europe qui le dit[2]. Ce constat n’est pas récent puisque déjà en 1997, la garde des Sceaux Elisabeth Guigou regrettait la lenteur, la complexité et les méthodes « un peu vieillottes »[3] de la justice d’alors.

Un quart de siècle plus tard, malgré les nombreux engagements gouvernementaux à en faire une priorité, la situation s’est aggravée[4].

Ce retard est révélateur d’un grave dysfonctionnement du service public de la justice. Or, l’enjeu est de taille : l’accès à un procès équitable, rendu dans un délai raisonnable, est un droit fondamental protégé par la Convention Européenne des droits de l’homme et un pilier de l’Etat de droit.

Sa méconnaissance constitue une forme de déni de justice et la France est d’ailleurs régulièrement condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour violation de cette disposition.

Si la justice judiciaire, notamment civile, est particulièrement concernée, les juridictions administratives ne sont pas épargnées par ce phénomène.

Faisons le point.

Quelles obligations pour l’Etat ?

Les justiciables ne sont pas dépourvus de tout recours.

En effet, l’Etat est tenu à une obligation de rendre justice dans un délai raisonnable. Le fondement de cette obligation diffère selon l’ordre en cause, c’est-à-dire selon que le délai ait été méconnu par la justice judiciaire (exemple : contentieux en droit de la famille, du travail, ou pénal) ou par la justice administrative (recours contre l’administration).

Pour cette dernière, la jurisprudence a considéré que cette obligation découlait des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives et de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[5] selon lequel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un Tribunal Indépendant et impartial. »

Ainsi, vous pouvez engager la responsabilité de l’Etat lorsque votre droit à un délai raisonnable a été méconnu en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice, et ainsi obtenir une indemnisation pour le préjudice subi.

Attention ! Ce recours est purement indemnitaire. Même si l’Etat est condamné, cette condamnation n’aura aucune incidence sur la validité de la décision qui aurait été rendue tardivement ou qui tarde à intervenir[6]. Ce recours n’est donc pas un moyen d’interjeter appel ou de contourner les règles relatives aux voies de recours.

Quelles sont les conditions ?

Ce droit à réparation n’est pas automatique. Vous devrez donc démontrer que la durée de la procédure était abusivement longue, et faire état d’un préjudice.

Qu’est-ce qu’un délai raisonnable ?

Parfois, les juridictions indiquent des délais « moyens ».

A titre d’exemple, selon le rapport public du Conseil d’Etat sur l’activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives 2022, le délai prévisible moyen d’une décision est de 10 mois et 10 jours.

Ces délais sont toutefois renseignés à titre indicatif et ne constituent pas en soi, un standard pour ces juridictions. Ils peuvent néanmoins être utiles pour comprendre et apprécier le caractère déraisonnable ou abusif d’un délai.

En outre, la jurisprudence ne se prononce jamais sur ce qu’est un délai « moyen » ou « raisonnable » mais détermine, au cas par cas, et au moyen d’un faisceau d’indices, si la durée de la procédure était abusivement longue.

Un délai pourra donc être raisonnable dans une affaire et abusif dans une autre.

Les indices utilisés par les juges :  

  • La complexité de l’affaire (plus l’affaire est complexe, plus elle requiert du temps) ;
  • Le comportement des parties (les juges vérifieront si les parties ont eu un comportement dilatoire, c’est-à-dire, si elles ont cherché à prolonger les délais inutilement ou à gagner du temps, ou si elles ont manqué de diligence[7]) ;
  • L’intérêt qu’il peut y avoir à ce que le litige soit tranché rapidement, pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de leur situation particulière, des circonstances propres au litige, et le cas échéant de sa nature même (par exemple, si le requérant a un âge avancé ou si son état de santé est dégradé[8]).
Quelques exemples de délais jugés déraisonnables :
  • La durée de 11 ans et 6 mois, dont 5 ans et 11 mois pour l’instance devant le tribunal administratif, qui ne présentait pas de caractéristiques particulières en termes d’enjeu ou de difficulté[9].
  • La durée, de 3 ans et de 2 ans, pour deux demandes ne présentant pas un degré de complexité particulière compte tenu notamment du comportement peu diligent de la juridiction[10].
  • La durée totale d’une procédure alors qu’entre le moment où la juridiction disposait des éléments qui lui permettaient de se prononcer et la date où elle a statué, il s’est écoulé un délai de 3 ans et 2 mois alors que le jugement de l’affaire ne présentait pas de difficulté particulière[11].

Quels sont les préjudices réparables ?

L’Etat est tenu d’indemniser l’ensemble des dommages tant matériels que moraux, directs et certains, qui ont pu être causés par la durée excessive de la procédure devant les juridictions administratives en raison du dysfonctionnement de la justice.

Évidemment, ces préjudices ne doivent pas avoir déjà été réparés par la décision rendue tardivement[12].

La réparation du préjudice matériel ne pose pas de problème particulier et la jurisprudence le considère extensivement. Ainsi, elle admet que puisse être réparé le préjudice matériel résultant d’une perte d’un avantage ou d’une chance, ou encore de la reconnaissance tardive d’un droit[13] (par exemple, en cas de pertes financières liées à l’impossibilité d’exploiter un terrain dans l’attente de la reconnaissance d’un droit[14]).

S’agissant du préjudice moral, la jurisprudence est constante et relativement stricte.Vous ne pourrez pas vous contentez d’invoquer un stress ou un état d’inquiétude. Il conviendra de faire état de « désagréments provoqués par la durée abusivement longue d’une procédure lorsque ceux-ci ont un caractère réel et vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès, »compte tenu notamment de votre situation personnelle.

Quelle est la procédure ?

La demande doit être portée devant le Conseil d’Etat qui est seul compétent pour connaître de ces recours.[15] Il vous faudra donc être accompagné par un avocat au Conseil d’Etat[16] (vous trouverez une liste ici).

Vous disposez d’un délai de 4 ans à compter à compter du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle s’est produit le fait générateur[17], c’est-à-dire, dans la plupart des cas, la décision de justice à la fin de la procédure litigieuse.

Attention : avant de saisir le Conseil d’Etat, vous devez, sous peine d’irrecevabilité de votre requête, adresser une demande préalable d’indemnisation[18] au Garde des Sceaux[19], qui représentera l’Etat pendant la procédure.

Cette demande peut être rédigée par un avocat à la Cour (comme SKOV Avocats).

En cas de refus, ou bien de rejet implicite (c’est-à-dire en cas d’absence de réponse dans un délai de 2 mois), vous pourrez alors introduire une requête devant le Conseil d’Etat. En revanche pour cette nouvelle étape vous devrez recourir à un avocat au Conseil.

💡Bon à savoir ➡️ Il est tout à fait possible d’introduire la demande alors qu’une instance est pendante devant la Cour d’appel en cas de délai anormal de la procédure en première instance[20].

Combien pouvez-vous espérer ?

En toute logique, votre préjudice matériel sera réparé intégralement, dès lors qu’il est démontré.

N’espérez toutefois pas obtenir une indemnisation importante pour votre préjudice moral. Contrairement au tribunal judiciaire, qui traite de ces demandes lorsque le délai déraisonnable a été causé par le dysfonctionnement de la justice judiciaire (pénale, civile, commerciale ou prud’hommale) et qui applique un barème fixe par mois de retard, le Conseil d’Etat apprécie le préjudice au cas par cas.

Les condamnations s’élèvent rarement au-dessus de 3000 euros. Elles peuvent aller jusqu’à 5 000 euros dans les cas les plus graves.

Conclusion : le serpent se mord la queue

En conclusion, nous nous retrouvons dans une situation paradoxale où l’Etat préfère se punir lui-même plutôt que de remédier au problème qu’il cause.

Les chiffres sont toutefois sans commune mesure. En 2020, l’Etat n’aurait été condamné qu’à hauteur (approximative) de 3 millions d’euros[21], ce qui est très négligeable par rapport aux quelques 710 millions d’euros correspondant à la hausse du budget de la Justice pour 2023, portant celui-ci à 9,6 milliards d’euros, sans qu’il ne soit remédié au problème.

Force est donc de constater qu’il reste plus rentable pour l’Etat de se condamner lui-même plutôt que de trouver une solution durable.


[1] Littéralement : « un retard dans la justice équivaut à un déni de justice ».

[2] Voir Systèmes judiciaires européens Rapport d’évaluation de la CEPEJ, Partie 1 Tableaux, graphiques et analyses, Cycle d’évaluation 2022 (données 2020), CEPEJ, Conseil de l’Europe, 2022  

[3] https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/justice/questions2.asp

[4] Voir Justice : Les mesures du plan d’action du Ministre de la Justice, présenté le 5 janvier 2023, faisant suite au rapport des États généraux de la justice remis en juillet 2022.

[5] Jurisprudence MAGIERA, arrêt fondateur, CE, ass., 28 juin 2002, n° 239575, Lebon.

[6] Jurisprudence constante, voir par exemple : CE, 4-1  chr, 31 oct. 2023, n° 464858, Lebon T.

[7] Par exemple, sur le comportement de la juridiction voir : CE, 4e et 5e ss-sect. réunies, 19 juin 2006, n° 286459, Lebon T.

[8] CE, 4e et 5e ss-sect. réunies, 19 juin 2006, n° 286459, Lebon T.

[9] CE, 4e ss-sect. jugeant seule, 26 nov. 2012, n° 352896.

[10] CE, 4-1  chr, 5 juill. 2023, n° 464312.

[11] CE, 4e ss-sect. jugeant seule, 23 déc. 2015, n° 385172.

[12] Arrêt « Magiera » précité.

[13] Ibidem.

[14] CE, 1ère et 6ème sous-sections réunies, du 16 février 2004, 219516.

[15] R311-1 du Code de la justice administrative.

[16] R432-1 du Code de la justice administrative.

[17] Article 1 de la Loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat.

[18] Article R421-1 du Code de la justice administrative.

[19] A l’adresse postale : Cabinet du Garde des Sceaux, 13, place Vendôme – 75042 Paris Cedex 01.

[20] CE, 4e ss-sect. jugeant seule, 24 oct. 2012, n° 352930.

[21] Chiffre basé sur le rapport au Parlement du Ministère de la Justice sur les données de 2020 et faisant état d’un montant total de 1 975 018,00 euros pour les condamnations prononcées par le Tribunal Judiciaire.

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