À quand la prise en compte de l’impact carbone en droit des étrangers ? (4/4)
Au vu de l’urgence climatique, LOZEN AVOCATS a choisi de dédier son feuilleton d’été à la prise en compte de l’impact carbone des décisions en droit des étrangers.
Dans les trois premiers épisodes, vous avez découvert trois cas dans lesquels un aller-retour à l’international a été imposé par la Préfecture au mépris de l’impact carbone induit.
Dans ce dernier épisode, SKOV se penche sur les arguments mobilisables pour contester ce type de mesure afin de lutter contre le changement climatique.
🧐 Le contentieux climatique se développe à grande vitesse, mais n’a pas encore atteint la sphère du droit des étrangers…
En la matière, de nombreuses décisions sont prises quotidiennement qui ont pour effet d’imposer un aller-retour en avion à l’international pour des motifs strictement procéduraux et administratifs. Trois cas vous ont été présentés (celui de Rosa, Diana et Yuan) afin d’exposer les motifs de ces décisions. Ces « effets carbone » des décisions individuelles ne répondent généralement à aucune nécessité ou motif d’intérêt général.
L’Etat ne doit-il pourtant pas, dès qu’il le peut, éviter de générer des émissions de CO² au vu de l’urgence climatique ?
Imposer des allers-retours en avion sans motif impérieux est-il compatible avec les engagements nationaux et internationaux de la France en matière de lutte contre le changement climatique ?
Nous verrons ci-après pourquoi il reste aujourd’hui difficile d’obtenir la prise en compte de l’impact carbone dans la balance des intérêts en jeu (1), et les arguments mobilisables dans le cadre des contentieux (2).
1) La difficile prise en compte de l’impact carbone en droit des étrangers
Beaucoup d’armes existent pour imposer à l’administration la prise en compte de l’impact carbone :
- Charte de l’environnement ;
- Accord de Paris et loi européenne sur le climat ;
- Budgets carbone et Stratégie nationale bas carbone.
Mais à y regarder de plus près, le risque de tirer à blanc est malheureusement significatif…
a) L‘invocabilité incertaine de la Charte de l’environnement
La Charte de l’environnement, qui a valeur constitutionnelle, prévoit que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (article 1er), et que toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement (article 2).
Ces dispositions s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs (CE, 3 octobre 2010, n° 297931).
Toutefois, leur invocabilité contre des décisions individuelles en droit des étrangers est plus qu’hypothétique.
En effet, et en l’état de la jurisprudence, le juge administratif a uniquement considéré que ces dispositions étaient invocables pour contester la légalité d’actes réglementaires visant à préciser les modalités de mise en œuvre d’une loi définissant le cadre de la protection de la population contre les risques que l’environnement peut faire courir à la santé (CE, 26 février 2014, Association Ban Asbestos France et autres, n° 351514).
b) L’opposabilité limitée des conventions internationales
La lutte contre le réchauffement climatique est particulièrement prévue par différents textes internationaux, et principalement par :
– Les Accords de Paris, qui fixent l’objectif de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels ;
– La loi européenne sur le climat, qui fixe un objectif contraignant de neutralité climatique dans l’UE d’ici à 2050 afin d’atteindre l’objectif de température à long terme de l’Accord de Paris. Afin d’atteindre cet objectif de neutralité climatique elle fixe un objectif contraignant de réduction, dans l’Union, des émissions nettes de gaz à effet de serre (émissions après déduction des absorptions) d’au moins 55 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.
Toutefois, si ces textes engagent l’Etat français, ils sont dépourvus d’effet direct (CE, 6ème – 5ème chambres réunies, 19/11/2020, 427301) :
❌ Ils ne créent pas des droits au profit des individus dont ils pourraient se prévaloir ;
❌ Ils ne sont pas invocables directement devant le juge administratif et opposables aux décisions prises par l’Administration.
En effet, ces accords renvoient à chaque État signataire le soin de prendre des mesures nationales pour assurer leur mise en œuvre.
c) L’angle mort législatif en matière de réduction des émissions carbone induites par le transport aérien international
Au niveau national, l’arsenal législatif et réglementaire afin d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris et de la loi européenne sur le Climat est le suivant :
🎯 Le législateur fixe des objectifs nationaux (art. L. 100-1 et L. 100-4 code de l’énergie) ;
🎯 Pour atteindre ces objectifs, le code de l’environnement prévoit plusieurs dispositifs de programmation et de planification tels que :
- l’adoption de « Budgets carbone » ;
- l’adoption d’une stratégie nationale bas-carbone (SNBC).
Ces budgets carbone et la SNBC sont bel et bien opposables aux décisions de l’Administration, et doivent être interprétées à la lumière des Accords de Paris (Conseil d’État, 6ème – 5ème chambres réunies, 19/11/2020, 427301).
Oui, mais voilà, à ce jour :
😱 Le transport aérien international n’est pas inclus dans les budgets carbone ;
😱 Il n’y a en conséquence aucune orientation pour réduire les émissions induites par ces activités dans la SNBC.
Le code de l’environnement prévoit uniquement depuis la loi Climat Energie de 2019, la définition d’un « budget carbone spécifique au transport international », qui est un plafond indicatif des émissions de gaz à effet de serre générées par les liaisons de transport au départ ou à destination de la France et non comptabilisées dans les budgets carbone.
Sachant que cette obligation de prévoir un budget carbone spécifique au transport international n’est applicable qu’aux SNBC publiées après le 1er janvier 2022, et qu’à ce jour ils n’existent même pas !
On relèvera que cet « angle mort » carbone a été dénoncé à plusieurs reprises par le Haut Conseil pour le Climat , et que plusieurs parlementaires ont défendu des amendements pour rectifier le tir via la loi Climat & Résilience… sans succès.
Si on résume :
- Les articles 1 et 2 de la Charte de l’environnement ne sont à ce jour pas directement invocables contre les décisions individuelles en droit des étrangers ;
- Les particuliers ne peuvent opposer les Accords de Paris ou la Loi européenne sur la Climat à l’administration lorsqu’elle prend une décision les concernant ;
- Au niveau législatif, il n’y a ni objectif, ni politique, ni mesure de réduction des émissions de CO2 liés aux vols internationaux, qui doivent être prises en compte par l’Administration.
2) Quels arguments possibles contre les décisions individuelles en droit des étrangers qui ne prennent pas en compte l’impact carbone ?
Comme vu précédemment, il n’y a pas de dispositions sectorielles claires et opposables qui pourraient être invoquées pour contester les décisions individuelles ayant pour effet d’aggraver inutilement les émissions liées aux vols aériens.
En revanche, des dispositions plus générales et des jurisprudences courageuses peuvent être mobilisées pour contester les décisions des Préfectures qui font fi du réchauffement climatique.
a) Lorsque c’est le Préfet qui ne prend pas en compte l’impact carbone (les dispositions législatives du Ceseda lui permettent d’éviter un aller-retour à l’international)
On retrouve cette problématique dans le cas de Rosa et de Diana.
Dans ces affaires, les dispositions législatives et règlementaires laissaient une marge d’appréciation au Préfet, qui pouvait éviter d’imposer un aller-retour dans le pays d’origine.
Pour démontrer l’erreur manifeste d’appréciation, les éléments suivants peuvent être mobilisés :
✔️ l’article 1 de la Loi Climat, qui introduit une disposition à portée générale qui n’a pour l’heure jamais été invoquée et à laquelle le juge pourrait choisir de donner une portée contraignante :
« En cohérence avec l’accord de Paris adopté le 12 décembre 2015 et ratifié le 5 octobre 2016, et dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, l’Etat rappelle son engagement à respecter les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, tels qu’ils résulteront notamment de la révision prochaine du règlement (UE) 2018/842 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif aux réductions annuelles contraignantes des émissions de gaz à effet de serre par les Etats membres de 2021 à 2030 contribuant à l’action pour le climat, afin de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris et modifiant le règlement (UE) n° 525/2013. »
La jurisprudence récente condamnant l’Etat au titre de son inaction climatique :
👩⚖️ Affaire Grande Synthe : Le Conseil d’État enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires à court terme pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030 (CE n°427301 du 19 novembre 2020) ;
👩⚖️ L’affaire du Siècle : le Tribunal ordonne au Premier ministre et aux Ministres compétents de prendre toutes les mesures sectorielles utiles de nature à réparer le préjudice à hauteur de la part non compensée d’émissions de gaz à effet de serre au titre du premier budget carbone (TA Paris, 14 octobre 2021, n° 1904967-1904968-1904972-1904976).
✔️ En parallèle, on citera également des décisions de première instance ou d’espèce qui prennent en compte l’impact carbone des décisions administratives, quand bien même les textes leur servant de base légale ne le prévoiraient pas de manière spécifique :
👩⚖️ Affaire Triangle de Gonesse : l’arrêté créant une ZAC est considéré comme illégal dès lors que l’étude d’impact a insuffisamment pris en compte l’impact carbone du projet (et plus précisément la question des émissions de CO2 induites par les déplacements de touristes par déplacements terrestres ou aériens après l’achèvement de l’aménagement de la ZAC) : TA Cergy-Pontoise 6 mars 2018, Collectif pour le triangle de Gonesse et autres, n° 1610910, décision malheureusement annulée en appel -> CAA de VERSAILLES, 2ème chambre, 11/07/2019, 18VE01634-18VE01635-18VE02055 ;
👩⚖️ Ordonnance CAA Nancy, 19 janvier 2021 : le juge a pu considérer que le retard dans la mise en service d’une installation éolienne qui contribue à la lutte contre le réchauffement climatique était de nature à justifier de la condition d’urgence imposée en référé.
b) Lorsque c’est le Législateur qui n’a pas pris en compte l’impact carbone (la loi impose au Préfet de prendre une décision impliquant un aller-retour à l’international)
On retrouve cette problématique dans le cas de Yuan.
Dans cette hypothèse, les dispositions législatives du Ceseda ne laissent pas de marge d’appréciation au Préfet, et impliquent automatiquement un aller-retour dans le pays d’origine.
Pour contester cette décision, et la disposition légale sur laquelle elle est fondée, deux stratégies sont envisageables :
♟ Soulever l’inconventionnalité de la disposition législative du Ceseda.
Dans l’affaire Grande Synthe, le juge a permis l’invocation, dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, des conventions internationales en matière de lutte contre le réchauffement climatique, bien que dépourvues d’effet direct, pour interpréter des dispositions nationales à la lumière des objectifs qu’elle fixe. Le juge pourrait utiliser un raisonnement similaire (avec un peu -beaucoup- d’audace) pour considérer que la norme législative du Ceseda est invalide et que les décisions prises sur cette base sont dépourvues de base légale (mais cela reste très peu probable…).
♟ Soulever une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre de la disposition législative du Ceseda.
L’objectif est de démontrer qu’elle porte atteinte au droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, et au devoir pesant sur toute personne de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement, tels qu’ils sont garantis par les article 1er et 2 de la Charte de l’environnement et devant être lus à la lumière du préambule de cette même Charte, en vertu duquel les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins.
Pourra également être invoqué l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, déduit de la Charte de l’environnement (Décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020).