Commande publique et loi climat : où en est-on ?
Le 4 mai 2021, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture, avec modifications et compléments, le projet de loi « Climat et Résilience ». C’est donc désormais au tour du Sénat d’examiner le projet de loi en séance publique ce lundi 14 juin 2021.
Pour rappel, ce projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, a pour mission de concrétiser une partie des 146 propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Pour cela, le projet reprend six grands thèmes (consommer, produire et travailler, se déplacer, se loger, se nourrir, renforcer la protection judiciaire de l’environnement).
L’objectif de ces propositions retenues par le chef de l’État visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40% d’ici 2030, dans un esprit de justice sociale.
Au cours de cette première lecture en mai dernier, les députés ont adopté 557 amendements, sur les quelques 7300 déposés. Le texte est donc passé de 69 à 218 articles.
Parmi eux, l’article 15 du projet de loi est consacré à la commande publique.
Qu’en est-il à ce stade de la place de la commande publique dans la loi Climat ? Quelles sont les prévisions et les ambitions de ces nouvelles dispositions ?
Décryptage avec François Guillaud, Avocat Associé chez SKOV intervenant en matière de commande publique.
Retour sur la difficile intégration de la commande publique dans la loi Climat :
Étape 1 : L’insertion des dispositions relatives à la commande publique dans les propositions de la convention citoyenne
La commande publique a essentiellement fait l’objet de deux propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat :
- Renforcer les clauses environnementales dans les marchés publics ;
- Mettre en avant la valeur écologique des offres avec la notion « d’offre écologiquement la plus avantageuse ».
Ces propositions ambitieuses pour une commande publique environnementale restent, pour ce qui concerne particulièrement la seconde, difficilement réalisables.
L’offre « écologiquement » la plus avantageuse serait en contrariété avec le droit de l’Union européenne, repris par le droit national, aux termes desquels l’acheteur sélectionne l’offre « économiquement » la plus avantageuse[1].
Étape 2 : La tentative de concrétisation des objectifs affichés
Depuis le lancement de ce projet de loi le 10 février 2021, plusieurs propositions de dispositions consignées au sein de l’article 15 visent à modifier ou compléter le code de la commande publique (CCP).
Tour d’horizon :
- Détermination du besoin :
Actuellement 👉 pour mémoire, l’article L.2111-2 du CCP relatif à la formalisation du besoin précise actuellement que les travaux, fournitures ou services à réaliser dans le cadre du marché public sont définis par référence à des spécifications techniques.
Ce qui est proposé par le projet de loi Climat 👉 si le projet de loi passait en l’état, il serait complété par l’ajout d’une mention relative à ces spécifications techniques afin qu’elles « prennent en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale »[2].
Notre analyse 👉 l’insertion de cette nouvelle disposition ne semble pas présenter d’intérêt majeur d’un point de vue environnemental. En effet, la formulation même de cet ajout évoque des « objectifs », ce qui laisse transparaitre une obligation de moyens pesant sur les acheteurs et non pas une obligation de résultat. Au demeurant, ces objectifs portent sur le développement durable dont la notion ne se limite pas au caractère exclusivement environnemental.
En réalité, cette modification résulte d’un souhait d’équilibre souhaité par le législateur : « l’obligation de prise en compte de considérations relatives à l’environnement sera clairement indiquée dans le code de la commande publique à trois niveaux : définition et formalisation du besoin, contenu du marché et examen des offres.[3] »
- Sélection des offres :
Actuellement 👉 l’article L.2152-7 du CCP précise que le marché est attribué aux soumissionnaires présentant « l’offre économiquement la plus avantageuse sur la base d’un ou plusieurs critères objectifs, précis et liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution. »
Ce qui est proposé par le projet de loi Climat 👉 le projet de loi propose ici de prendre en compte dans au moins l’un des critères de choix, les caractéristiques environnementales de l’offre[4].
Notre analyse 👉 il s’agit donc ici de passer d’une simple faculté à une véritable obligation. Attention toutefois aux apparences trompeuses, il n’est pas question ici d’imposer un véritable critère environnemental mais bien d’imposer la prise en compte, par l’un des critères, des caractéristiques environnementales de l’offre. Il ne s’agit donc pas, à ce stade, d’imposer le recours à un véritable critère environnemental. On comprend ici tout de suite que ces caractéristiques pourraient se fondre au milieu d’autres considérations allant bien au-delà de considérations exclusivement environnementales (fondues, par exemple, au milieu d’un critère plus global comme la valeur technique).
Fort heureusement, des acheteurs vont déjà plus loin que le législateur et s’imposent déjà le recours à de véritables critères environnementaux : il est évidemment déjà possible d’y recourir, la jurisprudence ayant bien évidemment déjà validé le critère environnemental.
Pour autant, il est possible de constater que de nombreux marchés n’intègrent aucune considération environnementale dans la détermination des critères de sélection des offres : cette nouvelle disposition pourrait ainsi contraindre certains acheteurs à s’inscrire dans une démarche plus vertueuse.
Enfin, outre l’exclusion des marchés de défense et de sécurité de ce dispositif, le Conseil d’Etat a pu rappeler dans son avis du 4 février 2021 que cette nouvelle disposition ne permettra pas de déroger à l’obligation de choisir l’offre économiquement la plus avantageuse ni à la condition que les critères soient objectifs, précis, et liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution[5], ainsi que le prévoit l’article L.2152-7 du CCP.
Pour être complet 👉 la disposition est étendue aux concessions hors concessions de défense et de sécurité[6].
- Exécution des marchés :
Actuellement 👉 l’article L.2112-2 CCP indique[7] que les conditions d’exécution des prestations peuvent prendre en compte des considérations relatives à l’économie, à l’innovation, à l’environnement, au domaine social, à l’emploi ou à la lutte contre les discriminations.
Ce qui est proposé par le projet de loi Climat 👉 de toute évidence, le projet de loi suggère à nouveau de passer d’une simple faculté à une véritable obligation en rendant obligatoire la prise en compte de considérations environnementales dans les conditions d’exécution du marché [8].
Notre analyse 👉 là encore, la révolution n’est qu’apparente mais cette disposition de la loi Climat présente toutefois l’intérêt de passer de l’incitatif au prescriptif.
La question qui se pose d’ores et déjà porte sur l’efficacité de ce dispositif : il est en effet possible d’imaginer que les acheteurs les moins engagés inséreront des mentions de principe ou de pure forme pour remplir juridiquement cette obligation : le cas échéant, la commande publique environnementale n’en sortira pas grandie.
Fort heureusement, de nombreux acheteurs sont bien en avance !
Plus intéressant peut-être que cette proposition de nouvelle disposition, le nouveau cahier des clauses administratives générales (CCAG) a également intégré une clause environnementale générale plus engageante : obligations environnementales vérifiables selon des méthodes objectives, faisant l’objet d’un contrôle effectif, sous peine de l’application de pénalités[9].
Toutefois, l’enchevêtrement peut n’être qu’apparent.
En effet, il demeure possible (pour rappel bien que plutôt rare en pratique) de déroger au CCAG (dont la clause environnementale générale nous semble bien plus complète que la proposition loi Climat) : exit la clause environnementale générale non compensée dans l’immédiat par cette nouvelle disposition L.2112-2 du CCP qui pourrait n’entrer en vigueur que dans cinq ans ! (Voir infra).
Pour être complet, il convient de relever que les marchés de défense et de sécurité ne sont pas concernés (maintien de la possibilité antérieure), à l’inverse des concessions autres que celles de défense et de sécurité[10].
Une part minimale du marché pour les entreprises solidaires :
Il est intéressant de relever dans cette partie relative à l’exécution des marchés la création d’une nouvelle section 4 et de son article L.2113-17 qui pourrait suivre les dispositions relatives à la réservation de marchés aux entreprises de l’économie sociale et solidaire[11] : ce potentiel nouvel article propose de prévoir une part minimale (5% minimum du montant prévisionnel du marché sauf exception) de l’exécution du marché que le titulaire s’engage à confier directement ou indirectement à des entreprises solidaires d’utilité sociale agrées ou à des structures équivalentes, lorsque les marchés poursuivent un objectif écologiquement responsable (mobilité douce, propreté écologique etc.)[12].
Si l’objectif est louable et rappelle ce qui existe en matière de marchés globaux réservant une part aux PME ou artisans[13]; elle ne sera pas simple à mettre en œuvre.
Comment valablement définir les « objectifs écologiquement responsables » justifiant la mise en œuvre de ce dispositif ? Quelques précisions seraient de bon ton !
FOCUS SUR L’ENTRÉE EN VIGUEUR
S’il est constant que les propositions adoptées par l’Assemblée nationale ne vont pas assez loin, il est surtout évident qu’elles ne vont pas assez vite !
L’ensemble de ces dispositions pourraient entrer en vigueur dans un délai de cinq ans, ce qui reste relativement incompréhensible dans la mesure où les acheteurs et praticiens savent déjà intégrer les considérations environnementales dans leur politique d’achat.
Cette potentielle entrée en vigueur (« date fixée par décret, au plus tard à l’issue d’un délai de cinq ans à compter de la publication de la loi ») semble en total décalage avec les enjeux actuels en la matière.
- Suivi avec le Schéma de promotion des achats responsables (SPAR) :
Actuellement 👉 l’article L.2111-3 du CCP relatif au SPAR impose aux collectivités territoriales et aux acheteurs d’adopter un schéma socialement et écologiquement responsable lorsque le montant total annuel de leurs achats est supérieur à 100 millions d’euros HT (seuil fixé par voie réglementaire). Ce schéma public doit également comporter des éléments à caractère écologique ainsi que les modalités de mise en œuvre et suivi de ces objectifs, tout en contribuant également à la promotion de l’économie circulaire.
Ce que propose le projet de loi Climat[14] 👉 il est ici prévu que ce schéma comporte des indicateurs précis, exprimés en nombre de contrats ou en valeur et publiés annuellement, sur les taux réels d’achats publics relevant des catégories de l’achat socialement et écologiquement responsable parmi les achats publics réalisés par la collectivité ou l’acheteur concerné. On retrouve ainsi une volonté de rigueur et de précision quant aux objectifs à atteindre grâce à des indicateurs précis à fixer.
Un rapport sera remis par le Gouvernement au Parlement pour évaluer la prise en compte des considérations environnementales et sociales dans les marchés publics par les acheteurs ayant adopté le schéma (rapport qui proposera un modèle de rédaction de ce schéma).
Notre analyse 👉 ce renforcement du SPAR présente un intérêt plus que relatif puisque son inefficacité est aujourd’hui avérée. En effet, peu de collectivités sont concernées (environ 160 à ce jour) et peu d’entre elles respectent cette obligation pour l’heure non sanctionnée.
La formulation de cet article peut sembler ironique :
Les collectivités et acheteurs concernés devront publier ce schéma sur leur site internet (c’est l’une des nouveautés de cette proposition), s’il existe !
Or, le seuil de 100 millions d’euros (HT) a été déterminé au regard de considérations pratiques. Il a en effet été considéré que les organismes engageant 100 millions d’euros (HT) de dépenses annuelles disposaient des capacités pour élaborer ce schéma : c’est (pour partie) une question de proportionnalité entre la contrainte imposée aux acheteurs concernés et leur capacité opérationnelle pour respecter cette obligation[15]. Comment imaginer dès lors que ces acheteurs ne disposent pas d’un site internet ? En réalité, les quelques collectivités qui s’astreignent à cette obligation publient leur SPAR… sur leur site internet.
Pour être complet 👉 l’abaissement du seuil à 50 millions d’euros (HT) a été évoqué : toutefois, et fort logiquement, il appartiendra au pouvoir réglementaire d’en décider.
Étape 3 : Maintenant, le Sénat !
Nous nous tournons désormais vers le Sénat qui va entamer l’examen du projet de loi en première lecture à partir de ce jour.
Une procédure accélérée ayant été choisie pour ce texte de loi, une seule lecture dans chaque assemblée aura lieu. Le texte va ainsi poursuivre son chemin parlementaire. La discussion en séance publique au Sénat durera une quinzaine de jours.
Affaire à suivre…
***
[1] Directive 2014/24/UE sur la passation des marchés publics (art.67) et code de la commande publique (art. L.2152-7).
[2] L’ajout proposé est : « Ces spécifications techniques prennent en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale. »
[3] Amendement N°5278, adopté le vendredi 12 mars 2021 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/amendements/3875/CSLDCRRE/5278
[4] L’ajout proposé est : « Au moins un de ces critères prend en compte les caractéristiques environnementales de l’offre. »
[5] Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du 4 février 2021 : https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-portant-lutte-contre-le-dereglement-climatique-et-ses-effets
[6] Art. L.3124-5 du CCP
[7] Selon l’article : « Les clauses du marché précisent les conditions d’exécution des prestations, qui doivent être liées à son objet.
Les conditions d’exécution peuvent prendre en compte des considérations relatives à l’économie, à l’innovation, à l’environnement, au domaine social, à l’emploi ou à la lutte contre les discriminations. »
[8] La modification proposée par le projet de texte de loi Climat : « Les conditions d’exécution prennent en compte des considérations relatives à l’environnement, au domaine social et à l’emploi. Elles peuvent également prendre en compte des considérations relatives à l’économie, à l’innovation ou à la lutte contre les discriminations. »
[9] « Exemple extrait du nouveau CCAG Travaux
20.2. Clause environnementale générale
20.2.1. Les documents particuliers du marché précisent les obligations environnementales du titulaire dans l’exécution du marché. Ces obligations doivent être vérifiables, selon des méthodes objectives, et faire l’objet d’un contrôle effectif.
20.2.2. Le titulaire s’assure du respect par ses sous-traitants des obligations environnementales fixées par le marché.
20.2.3. En cas de non-respect des obligations prévues au présent article 20.2, le titulaire se voit appliquer pour chaque manquement, après mise en demeure restée infructueuse, une pénalité dont le montant est fixé par les documents particuliers du marché. »
[10] Art. L.3114-2 du CCP
[11] « Section 4
« Exécution par des tiers
« Art. L. 2113‑17 du CCP – Lorsqu’ils poursuivent un objectif écologiquement responsable, les marchés prévoient la part minimale de l’exécution du marché que le titulaire s’engage à confier directement ou indirectement à des entreprises solidaires d’utilité sociale agréées, au sens de l’article L. 3332‑17‑1 du code du travail, ou à des structures équivalentes. Cette part ne peut être inférieure à 5 % du montant prévisionnel du marché, sauf lorsque la structure économique du secteur concerné ne le permet pas.
« L’acheteur tient compte, parmi les critères d’attribution du marché, de la part d’exécution du marché que le soumissionnaire s’engage à confier à des entreprises solidaires d’utilité sociale agréées, au sens du même article L. 3332‑17‑1, ou à des structures équivalentes. »
[12] Cette disposition est issue de l’amendement n°5596 justifié, selon son rédacteur, par le fait que les entreprises de l’économie sociale et solidaire exercent une part importante de leur activité dans le domaine de l’environnement et de l’économie circulaire.
[13] Art. L2171-8 du CCP
[14] L’ajout tel que rédigé dans le projet de loi Climat : « Ce schéma comporte des indicateurs précis, exprimés en nombre de contrats ou en valeur et publiés annuellement, sur les taux réels d’achats publics relevant des catégories de l’achat socialement et écologiquement responsable parmi les achats publics réalisés par la collectivité ou l’acheteur concerné. Il précise les objectifs cibles à atteindre pour chacune de ces catégories.»
[15] Fiche DAJ Bercy, maj 1er avril 2019, Le schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables